«Susciter l'enthousiasme pour les organisations de la société civile est la mission qui nous incombe actuellement»

Marina Weisband* sur l’essor des populistes de droite et la manière de les contrer.
PAR: Madlaina Lippuner - 10 juillet 2025

La situation mondiale est désespérante, les populistes de droite divisent la société et font des étrangers et des étrangères des boucs émissaires. La pédagogue, psychologue et autrice germano-ukrainienne Marina Weisband, qui est aussi une conférencière connue, explique ce qui permet de lutter contre le sentiment d’impuissance. 

Marina Weisband, quel regard portez-vous sur la situation mondiale? 

Nous vivons une période de grands bouleversements et de montée du fascisme. Dans le livre «Le Seigneur des Anneaux», le petit Frodon lutte désespérément contre le Mal et dit: «J’aimerais que tout cela ne soit jamais arrivé.» Gandalf, le sage, lui répond: «C’est ce que tout le monde dit en pareilles circonstances. Mais il n’est pas en leur pouvoir d’en décider. Tu dois juste décider ce que tu veux faire de ton temps.» Voilà comment je regarde la situation mondiale. Pour ma part, j’agis là où je peux avoir une influence. Je veux aider les gens à traverser de telles crises, sur le plan organisationnel et psychologique.  

Pourquoi? 

J’ai un vécu lié à la migration. Ma famille juive a vécu l’Holocauste. Je suis passée par des crises qui étaient presque comme la fin du monde pour moi. Mais j’ai eu de la chance; j’ai trouvé de l’aide et appris qu’il existe un lendemain.  

Recevoir de l’aide redonne donc confiance? 

Surtout la solidarité, qui est aussi importante d’un point de vue politique. Si les gens votent pour des partis populistes de droite, c’est entre autres parce qu’ils se sentent impuissants et inutiles. Plus nous sommes angoissés, plus les explications simples aux problèmes nous séduisent et plus nous succombons au populisme. Lorsqu’en revanche, nous sommes détendus, nous sommes plus à même de nous mettre à la place des autres ou de tenir le coup. Quand je noue des contacts avec mes semblables, que j’apporte un bol de soupe à ma voisine ou que je demande un service à quelqu’un, que je leur donne le sentiment d’être utiles, ces personnes ne se sentent pas isolées, mais intégrées. Cela rend tout le monde plus fort. Et lorsque je peins avec mes voisins et voisines le banc devant notre maison et façonne notre environnement, je leur donne le sentiment de pouvoir faire bouger les choses.  

Un sentiment d’efficacité grâce à la création?  

Chaque fois que je me sens impuissante, je brode, je peins ou je couds. En créant, je peux apporter de la beauté au monde, ce qui me donne aussi le sentiment d’être capable d’agir. Je suis par exemple souvent en fauteuil roulant à cause de ma maladie: en le décorant, je reprends le contrôle sur cette dernière, et non l’inverse. Nous savons aussi que ce sont la culture, la beauté et l’entraide qui ont le plus aidé les survivants et survivantes des camps de concentration à s’en sortir. 

Donner les moyens d’agir est aussi l’objectif de votre projet «aula», qui encourage les compétences démocratiques des élèves. 

Oui, j’observe souvent ce que la psychologie appelle «l’impuissance acquise»: des élèves qui pensent ne rien pouvoir changer et ne sont donc plus motivés à agir. Nous apprenons cette impuissance très tôt: à l’école, nous devons rester assis sans bouger et restituer aux examens ce que l’on attend de nous. Dans la vie quotidienne, nous nous considérons souvent comme les «récepteurs et réceptrices» d’une situation, des victimes, des visiteurs ou des consommatrices. Or, une démocratie saine implique de se considérer comme des protagonistes.  

Quel est le rapport entre création et démocratie? 

Dans le cadre du projet, les élèves apprennent à développer des idées pour améliorer leur environnement. Ils et elles doivent trouver des majorités pour les soutenir et décider ensemble de la mise en œuvre. Il peut s’agir de l’organisation d’une fête scolaire, du règlement intérieur ou de la manière de dispenser les cours. Les élèves qui ont fait cette expérience seront à l’avenir plus critiques, exigeront des processus transparents et poseront des questions aux responsables politiques. Toute forme de création est donc aussi un acte politique. 

Quel est le rôle des médias? 

Je préconise une consommation plus modérée et plus consciente des médias. Les informations pertinentes sont noyées dans trop de bruit. Un bruit voulu par des gens comme Trump ou Poutine pour susciter en permanence l’attention. L’histoire montre que les médias ne sont pas vraiment efficaces pour lutter contre le fascisme, comme on le constate de nouveau en Allemagne. La véritable opposition vient des syndicats, des associations, des fédérations et des organisations de la société civile. Développer et renforcer ces structures, susciter l’enthousiasme des personnes à leur égard est la mission qui nous incombe actuellement. 

Les populistes et extrémistes de droite ont le vent en poupe. Que pouvons-nous apprendre d’eux et d’elles sans adopter leurs valeurs?  

Les populistes mentent presque toujours sur les faits, mais disent des vérités émotionnelles et font appel à des sentiments tels que «tu as peur pour ton bien-être» ou «tu as l’impression que ton pays t’est étranger». Cette situation n’est en rien imputable aux personnes réfugiées contre lesquelles les populistes s’acharnent. Elle est due à un monde globalisé et numérisé évoluant à une vitesse fulgurante et dont les normes changent. Un monde qui, en effet, est déstabilisant. Cette incertitude est souvent niée par d’autres partis politiques, qui affirment: «Nous, nous allons bien.» Ou encore: «Nous faisons beaucoup pour vous.» Une opinion peu partagée. 

Il faut donc prendre les sentiments au sérieux? 

Absolument, car ils nous aident à appréhender notre environnement et, à partir de là, à prendre des décisions. C’est pourquoi les sentiments sont très importants. Une autre chose que nous pouvons apprendre des populistes de droite: définir nos propres thématiques. Actuellement, ce sont les populistes de droite qui définissent les thèmes, et les autres s’efforcent d’y réagir. Mais en ne faisant que réagir, nous restons prisonniers de leur logique. Pour en sortir, nous devons raconter nos propres histoires; des histoires de solidarité, d’espoir, d’individus ayant accompli des choses ensemble. 

Comment réagissez-vous aux thématiques populistes? 

Avec les membres de ma famille qui votent pour le parti «Alternative für Deutschland» (AFD), je ne parle jamais de leur racisme ou de leurs théories du complot. Je veux savoir comment ils vont, ce qu’ils font, ce dont ils ont besoin. Je m’intéresse à leurs loisirs, à eux en tant que personnes. En discutant ainsi, je me rends compte qu’ils n’ont pas besoin qu’on expulse les étrangers, mais d’avoir un emploi sûr, un logement abordable, que leur petite-fille leur parle de nouveau. La xénophobie masque souvent de tels souhaits. Et quand je rencontre ailleurs une personne aux idées fascistes, je lui raconte tout simplement mes informations préférées sur les koalas. 

Sur les koalas?! 

Il y a des faits étonnants sur les koalas: ils «explosent» par exemple lors d’incendies de forêt et reconnaissent l’eucalyptus – dont ils se nourrissent – sur un arbre, mais pas dans une assiette. Les personnes d’extrême droite peuvent être aguerries au débat, répondre à chaque argument par un contre-argument, mais quand je commence à leur parler de mes passions, elles sont décontenancées. Lorsque je leur dis ce qui me rend curieuse, c’est moi qui choisis les sujets. C’est pourquoi je m’en tiens radicalement à ce qui m’intéresse. La curiosité est l’émotion la plus antifasciste qui soit: elle exige que l’on soit détendu et ouvert d’esprit. C’est une émotion merveilleusement enjouée, très éloignée de toute pensée hiérarchique et combative qui nourrit le fascisme. Je ne veux pas être constamment en lutte. Je veux être curieuse à l’égard de mes semblables.  

 

* Marina Weisband, née en Ukraine, est pédagogue, psychologue et autrice. Elle dirige le projet scolaire «aula» dans plus de 50 écoles de la région DACH (Allemagne, Autriche, Suisse) et s’engage en politique. Elle souffre du syndrome de fatigue chronique et vit en Allemagne. Pour plus d’informations sur Marina Weisband: marinaweisband.de (en allemand)

Rédactrice
Madlaina Lippuner

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