Des perspectives pour lutter contre l’exode

Trois histoires de réussite de la coopération suisse au développement dans les Balkans occidentaux
TEXTE: Patrick Rohr - 15 mai 2025

Les Balkans occidentaux reposent sur des bases politiques et économiques fragiles. La coopération suisse au développement s’engage dans la région pour améliorer le potentiel économique et politique, afin que la population ait moins de raisons de partir. 

Apprentissage selon le modèle suisse

«Tu peux goûter!» Irina Velkova, 18 ans, me tend une assiette avec une crêpe généreusement garnie de chocolat et de sucre en poudre. Un délicieux parfum flotte dans la cantine scolaire de Vancho Prke, le collège de Vinica, une petite ville dans l’est de la Macédoine du Nord. C’est ici qu’Irina et ses camarades approfondissent aujourd’hui leurs connaissances en sciences alimentaires, une matière qui fait partie de leur formation de futur·es technicien·nes alimentaires.

Il s’agit de la première volée qui, à la fin de l’année scolaire, achèvera une formation de quatre ans basée sur le système dual suisse, associant donc enseignement scolaire et formation professionnelle pratique en entreprise. Outre les technicien·nes alimentaires, la Vancho Prke forme des mécanicien·nes sur machines, des ouvrier·ères textiles et des spécialistes de l’expédition et de la logistique.

C’est à la Suisse que l’on doit l’existence de la formation professionnelle duale en Macédoine du Nord, lancée par Helvetas sur mandat de la Direction du développement et de la coopération (DDC). À l’instar de tous les pays des Balkans occidentaux, la Macédoine du Nord subit un important exode de sa population. Les jeunes, surtout, cherchent à faire fortune à l’étranger, les perspectives professionnelles étant trop faibles dans leur pays. Actuellement, environ 1,6 million de personnes vivent encore dans le pays – plus de 700’000 ont émigré, principalement dans des pays comme l’Italie, l’Allemagne ou la Suisse. La Macédoine du Nord manque donc cruellement de main-d’oeuvre.

Durant le cours de sciences alimentaires, Filip Stoimenov et Irina Velkova font des crêpes.

«Nous considérions l’apprentissage dual comme une mesure contre l’émigration», déclare Kurt Wüthrich, responsable de la formation professionnelle chez Helvetas Macédoine du Nord. «Mais nous devions réussir à convaincre le gouvernement.» Cela n’a pas été difficile, comme se rappelle Natasha Janevska, experte en formation professionnelle à la Chambre de commerce de Macédoine du Nord. Avec le gouvernement, cet organe a été le principal partenaire de l’introduction de la formation professionnelle duale. «Comme les formations théorique et pratique se déroulaient toutes deux à l’école, il manquait un lien avec l’économie. Résultat: beaucoup de jeunes n’avaient aucun contact avec le marché du travail local», raconte-t-elle. Et d’ajouter que le lien précoce avec un futur employeur potentiel a changé la donne: les jeunes entrevoient soudain des perspectives de travail dans leur propre pays.

«Lorsque les jeunes suivent leur formation de base chez nous, il y a de grandes chances qu’ils restent.»

Gligor Cvetanov, CEO MakProgres, Macédoine du Nord

Gligor Cvetanov confirme cette tendance. Il est le directeur de MakProgres, une entreprise alimentaire de Vinica dont la marque la plus connue au niveau international, «Vincinni», approvisionne des détaillants du monde entier en chocolat, biscuits et autres snacks. Irina et ses camarades effectuent la partie pratique de leurs études chez MakProgres. «Lorsque les jeunes suivent leur formation de base chez nous, il y a de grandes chances qu’ils restent, déclare Gligor, ou qu’ils reviennent, par exemple après une formation complémentaire.» Ce qui est clairement une plus-value pour l’entreprise. «Mais le pays y gagne aussi, ajoute-t-il, car ainsi, la main-d’oeuvre qualifiée n’émigre pas.»

MakProgres est l’une des 17 entreprises de Vinica à proposer des places d’apprentissage aux jeunes. Avec 650 employé·es dans le monde, dont 500 au siège principal, il s’agit du plus grand employeur de la région. «Nous sommes très satisfaits de l’introduction du système de formation dual, déclare Gligor. Avant, les personnes ne venaient chez nous qu’après leur formation secondaire ou supérieure, sans la moindre expérience pratique.»

Formation pratique: Eleonora Nikolava (à g.) et Nikola Spirovski regardent disparaître leurs tablettes de chocolat fraîchement décorées dans le refroidisseur.

Irina et ses camarades travaillent deux jours par semaine en entreprise et vont à l’école les trois autres jours. «Cela me plaît beaucoup», affirme-t-elle, tandis qu’elle décore une tablette de chocolat dans le laboratoire de l’entreprise. «Ici, je peux mettre en pratique ce que j’ai appris à l’école, par exemple en matière d’hygiène alimentaire.»

La Vancho Prke a été parmi les premières écoles à proposer la nouvelle formation, devenue un modèle de réussite: alors que 20 élèves terminent cette année leur apprentissage professionnel en même temps qu’Irina, 74 jeunes se sont inscrit·es à la quatrième formation, qui a débuté l’été dernier. À l’échelle nationale aussi, les chiffres sont éloquents: «Lorsque le système dual a été introduit en 2017, seules une entreprise et une école se sont engagées, raconte Natasha Janevska. Aujourd’hui, 560 entreprises et 69 des 73 écoles proposant une formation professionnelle y participent. Si ce n’est pas une réussite!»

En laboratoire, les étudiant·es peuvent peux mettre en pratique leurs connaissances théoriques.

Des emplois attrayants

Nous voici à Ferizaj, dans le sud du Kosovo, près de la frontière avec la Macédoine du Nord. Erisa Spahiu, 21 ans, arrive légèrement essoufflée au rez-de-chaussée de la filiale régionale de Speeex, un prestataire de services pour opérateurs de télécommunications. Quelques instants plus tôt, la formatrice était assise au centre d’appels situé plus haut dans cet immeuble moderne et écoutait les conversations menées avec des client·es. «Pour assurer la qualité», précise-t-elle – en suisse-allemand.

Erisa a grandi à Bellach, dans le canton de Soleure. Elle avait trois ans, lorsque sa mère et les enfants y ont rejoint son père, qui vivait déjà en Suisse. Quand Erisa a eu 16 ans, la famille est retournée au Kosovo, le pays d’origine de ses parents. «Cela a été un choc culturel pour moi», raconte Erisa, qui venait de terminer l’école secondaire en Suisse. Même si elle
ne parlait pas trop mal l’albanais, elle ne l’avait jamais vraiment appris. «Ma langue, c’était l’allemand, ma culture, celle de la Suisse: je suis très ponctuelle et plutôt bosseuse.»

Un employeur attrayant: nombre de jeunes avec des racines kosovares quittent l’Allemagne et la Suisse pour venir travailler chez Speeex, dans le pays d’origine de leurs parents.

Des conditions optimales pour un emploi chez Speeex. L’entreprise a été fondée en 2016 par Fikret Murati, 42 ans, fils de parents kosovars, qui a grandi à Reiden dans le canton de Lucerne. Après avoir interrompu sa formation dans le domaine des soins, il s’est tourné vers le secteur des télécommunications, où il a rapidement fait carrière. En 2016, un ancien employeur – une grande entreprise suisse de télécommunications – lui demande de mettre en place un centre d’appels au Kosovo pour la clientèle suisse.

Fikret, qui est alors à la recherche d’un nouvel emploi, accepte. Il rejoint une petite entreprise de 25 personnes à Pristina, qu’il reprend. Un an plus tard, elle compte déjà 250 employé·es. Aujourd’hui, neuf ans après sa création, Speeex emploie plus de 2000 personnes sur sept sites dans le pays, qui fournissent des services à des entreprises suisses de télécommunications.

Fikret m’accueille au siège principal de Speeex, un grand édifice de verre à Pristina, capitale du Kosovo. Lorsque je lui demande le secret de la réussite de son entreprise, il me raconte comment, au début, il a recruté de manière ciblée des jeunes qui avaient fui avec leurs parents en Suisse ou en Allemagne pendant la guerre du Kosovo à la fin des années 1990 ou qui étaient né·es dans l’un de ces pays et revenu·es plus tard au Kosovo. «Grâce à ces jeunes, nous avons pu servir la clientèle suisse dès le début dans ses langues nationales, et c’est exactement ce que voulait mon mandant», se rappelle Fikret.

L’entreprise connaît une croissance rapide et il devient difficile de trouver des personnes maîtrisant une langue nationale suisse en nombre suffisant. C’est alors que Fikret, en collaboration avec des spécialistes d’Helvetas et avec le soutien de la DDC, met en place le centre de formation interne de l’entreprise: Speeex Education. Durant trois à six mois, les futur·es collaborateur·trices y acquièrent non seulement les connaissances techniques nécessaires pour s’occuper des client·es suisses, mais prennent aussi des cours d’allemand, d’italien ou de français.

«Ma langue, c’était l’allemand, ma culture, celle de la Suisse: je suis très ponctuelle et plutôt bosseuse.»

Erisa Spahiu, formatrice chez Speeex, a quitté Bellach SO pour le Kosovo

«Si quelqu’un ne connaît pas la Suisse par sa propre expérience, il se familiarise aussi avec la suissitude, explique Fikret. Dans nos formations, les jeunes assimilent les valeurs politiques et culturelles helvétiques et ce qui importe dans les relations avec les Suisses.» En cas de difficultés avec le suisse-allemand, on peut aussi l’apprendre dans le centre de formation interne: «Les clientes et clients de nos donneurs d’ordre ne remarquent même pas que la personne à l’autre bout du fil ne se trouve pas
en Suisse, mais au Kosovo.»

Cette formation diversifiée, ouverte aux futur·es collaborateur·trices, mais aussi à toute personne intéressée, contribue au succès de Speeex, au point que beaucoup de jeunes ayant des racines kosovares décident de s’installer dans le pays d’origine de leurs parents pour y travailler. Récemment, l’entreprise a lancé un recrutement ciblé en Suisse et en Allemagne: 700 personnes ont répondu, 200 ont franchi le pas et vivent et travaillent désormais au Kosovo.

La situation dans les Balkans occidentaux 

Les Balkans occidentaux comprennent la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, le Monténégro, l’Albanie, le Kosovo et la Macédoine du Nord. Ces régions connaissent un regain de tensions politiques et ethniques. Faute de perspectives, de nombreuses personnes émigrent. Dans le cadre de sa contribution à certains États membres de l’UE, la Suisse investit dans la réduction des disparités économiques et sociales au sein de l’UE et soutient l’État de droit, la démocratie, l’économie sociale de marché et la société civile. Sur mandat de la DDC, Helvetas mène de nombreux projets qui créent des débouchés économiques et renforcent la cohésion sociale. Une attention particulière est portée aux jeunes, aux femmes, aux Roms, à la communauté LGBTQI et aux personnes avec un handicap. La DDC entend se retirer de l’Albanie par mesure d’économie. Helvetas est convaincue que seule une société forte et inclusive est source de stabilité. –MLI

Donner une voix à la population

Veliko Gradište est une petite ville de l’est de la Serbie où vivent quelque 20’000 personnes. Dujan Stojković et Živosav Simić, un ouvrier forestier à la retraite et un enseignant, sont assis sur une petite aire de jeux à la périphérie de la ville. «Cette place de jeux a été construite à notre initiative», déclarent fièrement les deux hommes. Ils sont les fondateurs de l’association «Rom», qui représente les 3500 Roms de la commune et contribue largement au fait que cette communauté soit très bien intégrée, ce qui n’est pas le cas dans d’autres régions de la Serbie.

L’an dernier, ils ont proposé de construire cette aire de jeux à l’assemblée communale, où les citoyen·nes ont également débattu d’autres initiatives. Ce qui ne va pas de soi en Serbie: bien que la loi les y oblige, de nombreuses communes n’impliquent pas ou peu la population dans leurs processus de décision, souvent par manque d’expérience.

Des enfants roms à l’école publique – cela va de soi à Veliko Gradište.

Dans le cadre d’accords internationaux, le gouvernement serbe a donc demandé à la Suisse, forte de son expérience en matière de démocratie directe, de renforcer la participation de la population dans les municipalités serbes. Sur mandat de la DDC, le personnel local d’Helvetas accompagne les employé·es de 15 communes dans ce processus.

Dans un premier temps, Helvetas a soutenu les communes pour leur permettre de prélever efficacement les impôts fonciers et commerciaux auxquels la loi leur donne droit, ce que de nombreuses communes n’avaient jamais fait, faute de connaissances
et de moyens. «Bon nombre de communes ont ainsi considérablement amélioré leur situation économique en peu de temps», explique Melina Papageorgiou, responsable à la DDC du conseil aux autorités locales de la région. Dans un deuxième temps,
il s’agissait, pour reprendre la formule de Melina, de «donner quelque chose en retour» à la population devant faire face à des charges plus élevées.

Fiers initiateurs: Živosav Simić (à g.) et Dujan Stojković sur «leur» place de jeux.

Concrètement, cela signifie que la population contribue à déterminer où vont les fonds récoltés. Lors de diverses séances d’information, le personnel d’Helvetas a montré aux citoyen·nes, qui ne connaissaient pas ces droits de participation relevant de la démocratie directe, comment s’investir à titre individuel ou en tant qu’association.

Le succès est au rendez-vous: l’an passé, 146 propositions émanant de la population ont été soutenues. À l’initiative des citoyen·nes, les rues de Veliko Gradište ont été aménagées, des bancs installés et des parcs créés au cours des dernières années. Et à la périphérie de la ville, où vivent surtout des Roms, se trouve désormais l’aire de jeux initiée par Dujan et Živosav.

Patrick Rohr est photojournaliste indépendant et ambassadeur d’Helvetas. Dans ce rôle, il visite régulièrement des projets d’Helvetas et en rend compte non seulement dans les médias d’Helvetas, mais aussi dans des reportages pour divers journaux suisses.