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Nourrir le courage des mères

Au Bangladesh, des mères osent s’affirmer pour une grossesse en bonne santé.
TEXTE: Franca Roiatti - 15 mai 2023
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«Qui peut me dire pourquoi le repas de midi devrait comporter du riz et au moins quatre autres aliments?» Nusrat Hossain regarde autour d’elle. La jeune femme présente une assiette pleine de symboles pour les légumes, les légumineuses, les produits laitiers, la viande et les fruits. En ce frais matin d’hiver, l’attention des femmes assises sur la bâche orange va de la bénévole d’Helvetas aux enfants qui rient et sautillent. Nous sommes à Shilbunia Para, un petit village situé dans les collines du district de Bandarban, dans le sud-est du Bangladesh, dans les Chittagong Hill Tracts. May Hla Koi Marma sourit à la vue de sa sémillante fille Nua Wong, âgée d’à peine un an et qui est en bonne santé. Son histoire diffère de celle de son frère, Uche Wong, qui a aujourd’hui sept ans et dont la petite enfance a été bien plus difficile, tant pour lui que pour sa mère.

Dans la région, 40% des enfants sont affectés dans leur développement parce qu’ils sont mal nourris et tombent régulièrement malades. En collaboration avec des jeunes femmes comme Nusrat, Helvetas conçoit des issues à une situation qui prive de nombreux enfants d’une enfance normale et d’une vie saine. Cette situation est due à un manque d’aliments nutritifs, mais aussi à des pratiques ancestrales et à un système sanitaire fragile. Helvetas promeut l’accès aux aliments de base, mais renforce aussi les femmes dans l’acquisition de connaissances et de confiance en soi – ce qui est tout aussi important pour des grossesses sans risque et des bébés en bonne santé.

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May Hla Koi avec sa sémillante fille Nua Wong, devant sa maison. © K M Asad

Mères faibles, bébés malades

May Hla Koi, la jeune mère de 29 ans, se dirige vers un groupe de maisons en bambou. Elle s’assied sur le pas de sa porte et observe les enfants qui jouent avec une balançoire faite de cordes et de vêtements. Son fils Uche Wong est à l’école, la petite Nua Wong réclame sa tétée. Un moment de bonheur pour la mère et l’enfant. «C’est si différent avec elle», raconte May Hla Koi. «Uche Wong était tout le temps malade. Il était fiévreux, toussait, avait la diarrhée. Mon lait ne suffisait pas et je ne savais pas quoi faire. J’avais tellement peur que mon fils reste toujours aussi faible. Si seulement j’avais su, à l’époque, tout ce que je sais aujourd’hui. Je me sens coupable à son égard.»

Dans les Chittagong Hill Tracts, les villages sont éloignés les uns des autres, ce qui complique la prise en charge des femmes enceintes et des mères allaitantes. La population indigène est isolée sur le plan social et économique, tandis qu’un certain nombre de croyances sont profondément ancrées. Ainsi, lors de la première grossesse de May Hla Koi, sa belle-mère et d’autres femmes plus âgées lui ont imposé un régime strict: elle n’avait droit qu’à de très petites portions, sans protéines. L’après-midi, elle ne pouvait pas faire de pause. C’était pour empêcher que le bébé ne grossisse trop, car selon la croyance commune, les bébés trop grands provoquent des complications à la naissance, en particulier lors des accouchements à domicile, très répandus ici.

«J’avais souvent mal à la tête et de la fièvre. Mes jambes enflaient, j’avais des vertiges. Et j’étais constamment de mauvaise humeur, parce que j’avais faim», se rappelle May Hla Koi. Après l’accouchement, on ne lui a donné que du riz pendant plusieurs semaines, ce qui a empêché la production de lait maternel. «Je n’avais pas le courage de m’opposer.»

«J’ai expliqué pourquoi il est crucial que les futures mères mangent correctement.»

Nusrat Hossain, bénévole

La résistance prend forme

Le courage est venu il y a deux ans, en la personne de Nusrat Hossain, la dynamique bénévole qui prodigue des conseils en puériculture et en nutrition. Âgée de 19 ans seulement, elle se met à rendre visite aux familles. Elle est animée d’un grand enthousiasme et partage ses connaissances sur une alimentation saine et variée pour les mères et les enfants, sur l’hygiène, les soins aux bébés et l’allaitement. Ce savoir, elle l’a acquis dans l’une des formations mises sur pied par une organisation partenaire locale sur mandat d’Helvetas. «Au début, ça n’a pas été facile», avoue-t-elle. «Je suis jeune, je suis Bengali. Les gens d’ici ne me faisaient pas confiance, surtout les plus âgés. Ils m’ont prévenue que ça faisait longtemps qu’ils géraient les choses à leur façon et que ça fonctionnait.»

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Jeni Tripura avec les dessins faits par les enfants du village dont elle s’occupe. © K M Asad

Nusrat rend visite à Jeni Tripura, une amie de May Hla Koi et mère de deux fillettes. L’histoire de Jeni est aussi celle d’une grossesse difficile et d’un nourrisson fragile. «Giomati est restée apathique tellement longtemps que j’avais honte de l’emmener chez le médecin», confie la jeune femme, âgée de 29 ans. Elle craignait qu’au village, on pense qu’elle était une mauvaise mère. Les parois en bambou de sa modeste maison sont tapissées de dessins colorés: arcsen-ciel, papillons, fleurs et animaux imaginaires. Au village, Jeni s’occupe d’enfants, une manière de compenser son rêve non réalisé de devenir enseignante.

Nusrat sourit à Jeni tout en reprenant, d’un air grave: «Malgré mes débuts difficiles, je ne voulais pas laisser tomber. J’ai organisé plusieurs réunions avec des membres importants de la communauté. Je leur ai expliqué qu’il est crucial que les futures mères mangent correctement et la raison pour laquelle elles doivent se reposer et se faire examiner régulièrement. J’ai insisté sur le fait que les femmes devaient accoucher dans une clinique. Et j’ai expliqué pourquoi il est important que les enfants soient, si possible, exclusivement nourris au sein durant les six premiers mois de leur vie.» Les mères donnaient trop tôt d’autres aliments à leurs bébés en raison de leur charge de travail, mais aussi «parce qu’on a toujours fait comme ça».

Jeni a donné très tôt du riz à sa première-née, et May Hla Koi du miel à son fils, alors que celui-ci n’avait que trois mois. Et toutes deux ont manqué le moment de donner à leurs bébés le colostrum, ce premier lait maternel très nutritif produit juste après l’accouchement. «Les femmes expérimentées m’ont dit que ce premier lait n’était pas bon et malsain pour les nouveau-nés, se rappelle May Hla Koi. Aujourd’hui, je sais que c’est exactement l’inverse. C’est pour cette raison que Nua Wong est un bébé en bien meilleure santé que ne l’était son frère au même âge.»

Mais comment Nusrat est-elle parvenue à gagner la confiance de la communauté villageoise? «Avec des faits. Elle nous a mises en contact avec le dispensaire pour que nous puissions discuter avec des médecins», déclare May Hla Koi. Les nouvelles connaissances acquises ont donné à May Hla Koi, à Jeni et à de nombreuses autres femmes le courage de se défendre et de défendre leurs enfants à naître et leurs nouveau-nés. «Lorsque j’étais enceinte de ma fille, j’ai expliqué à ma belle-mère que j’allais désormais suivre d’autres règles concernant la nourriture et le repos. Elle était mécontente. J’ai dû me battre.» Grâce au soutien de son mari, elle y est parvenue. «Notre mariage était un mariage d’amour», confie-telle. Elle avait alors déjà 19 ans. Deux circonstances inhabituelles dans une région où de nombreuses filles sont mariées bien trop tôt, avec des conséquences difficiles pour leur avenir.

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May Hla Koi discute de son jardin avec Aung Swesa Marma, conseiller agricole formé par Helvetas. © K M Asad

Semer pour l’avenir de la famille

Lorsque la petite Nua Wong s’est endormie, May Hla Koi se rend au jardin familial. Un feuillage dense protège des courges calebasses. Elle examine soigneusement chaque fruit et ne récolte que les plus mûrs – pour la plus grande satisfaction d’Aung Swesa Marma, le conseiller agricole local qu’Helvetas a formé pour promouvoir la culture d’aliments sains et équilibrés. Ensemble, ils vérifient le contenu d’un récipient en plastique suspendu au milieu des courges, qui contient un produit naturel contre les parasites. Les formations d’Aung ont appris à May Hla Koi à améliorer sa production horticole: utiliser les bonnes graines, produire des engrais organiques et des produits phytosanitaires naturels, arroser avec parcimonie. «Avant, je jetais les graines un peu au hasard et j’utilisais des engrais artificiels. Ensuite, j’attendais que les légumes poussent. Le succès était mitigé, avoue May Hla Koi. Depuis, j’ai réduit les coûts de production et augmenté la récolte.» Dans son jardin poussent également de l’amarante rouge, des radis et des haricots, pour sa propre consommation et pour la vente au marché. Le succès leur a donné des ailes, à elle et à son mari. Ils ont loué des terres en plus: «Je veux planter des papayes. Et des bananes, les fruits préférés de ma fille.»

Avec son panier rempli de courges, elle se rend au point de collecte, où les paysannes et les paysans peuvent livrer leur récolte à un prix équitable. Ils évitent ainsi le commerce intermédiaire souvent injuste et s’épargnent le transport coûteux vers un marché éloigné. Le développement de l’agriculture améliore non seulement les moyens de subsistance des familles paysannes, mais aussi ceux de toute la communauté: il y a plus de légumes à un prix abordable pour tout le monde. «Chez nous, on se serre les coudes», explique May Hla Koi. Les excédents de légumes sont souvent offerts ou échangés. Durant la haute saison, elle est même en mesure d’engager des auxiliaires pour la récolte. Mais c’est surtout l’occasion pour elle de partager ses connaissances nouvellement acquises, afin que les familles voisines puissent elles aussi améliorer leurs repas.

Un menu varié

Il est bientôt l’heure de manger. Avant de pouvoir cuisiner, May Hla Koi doit aller puiser de l’eau de l’autre côté du village. L’eau suffit à peine pour tout le monde. Dans la région des Chittagong Hill Tracts, elle constitue une ressource rare, et il n’y en a guère assez pour le jardin. «Nous, les paysannes, avons déjà souvent demandé à la commune d’acheminer de l’eau de la rivière à proximité jusqu’au village par une conduite. Mais nos requêtes sont ignorées», explique May Hla Koi. Les femmes n’ont pas l’intention de renoncer pour autant.

May Hla Koi lave soigneusement les légumes avant de les couper en petits morceaux. Tandis que la viande grésille sur le feu, elle chauffe un peu d’huile dans une autre poêle pour les épinards. «Cela permet de libérer les vitamines, explique-t-elle. Avant, je les faisais simplement bouillir. Mais avec l’huile, c’est meilleur.» Un parfum d’épices embaume la petite cuisine, les bols pleins de nourriture sont un régal pour les yeux. «Un temps, on ne mangeait que du riz.» Aujourd’hui, May Hla Koi cuisine chaque jour des légumes, des lentilles ou une soupe de pois chiches. Les œufs et la viande sont au menu deux fois par semaine.

Son fils Uche Wong, qui était si souvent malade lorsqu’il était petit, va bien mieux grâce à l’alimentation équilibrée et à une meilleure hygiène. Il aime aller à l’école et s’amuser ensuite avec ses amis. «Maintenant, je sais que tous ces aliments sont importants pour la santé et l’avenir de mes enfants», déclare May Hla Koi.

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May Hla Koi doit aller chercher l’eau pour le ménage de l’autre côté du village. © K M Asad

L’avenir, droit dans les yeux

Elle espère que ses enfants iront un jour à l’université et réaliseront son ambition en devenant enseignants. Dans ses rêves, Uche Wong et sa petite sœur Nua Wong font leurs devoirs dans une maison en pierre. «Nous économisons pour cela», explique May Hla Koi. Mais pas seulement. Avec le produit de la vente de ses légumes, elle a récemment acheté un téléphone portable pour pouvoir chercher des informations et des conseils en puériculture. «Et un rouge à lèvres que j’aime beaucoup.»

«Rien que dans ce village, nous soutenons au moins 200 femmes», explique Nusrat, la conseillère en nutrition et puériculture. Dans un petit magasin, elle vend des produits de base pour les femmes et les enfants: des serviettes hygiéniques, des couches et du savon, ainsi que de l’huile, de la farine et d’autres aliments. Elle gère ce local avec quatre femmes du village. Un espace où les mères peuvent venir sans rendez-vous pour demander conseil et faire peser leurs bébés. «Mon rêve serait de gérer ce magasin comme une entreprise, afin de renforcer la place et le pouvoir de davantage de femmes», explique Nusrat. Elle peut compter sur le soutien actif de May Hla Koi et de Jeni.

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Au petit magasin qui leur est dédié, les mères peuvent faire mesurer et peser leurs enfants pour s’assurer de leur bon développement. © Franca Roiatti

La situation au Bangladesh: des progrès tangibles et du chemin à parcourir

 

Le Bangladesh est l’un des pays les plus densément peuplés du monde. L’économie a connu une croissance constante au cours des 20 dernières années, principalement grâce à l’industrie textile destinée à l’exportation et aux transferts de fonds des personnes migrantes. Le pays s’est remis relativement vite du Covid, mais la hausse des prix des matières premières et de l’énergie freine le progrès. Néanmoins, le gouvernement poursuit sa vision de devenir un pays à revenu moyen supérieur d’ici à 2031.

Malgré des progrès remarquables en matière de lutte contre la pauvreté, le Bangladesh reste confronté à plusieurs défis majeurs: le pays est à la merci de la crise climatique, dont les conséquences détruisent les moyens de subsistance de nombreuses personnes. Les inégalités économiques et sociales s’accroissent et sont nettement perceptibles dans les zones rurales et reculées comme les Chittagong Hills Tracts. Dans cette région située à la frontière du Myanmar vivent onze ethnies qui étaient en guerre avec le gouvernement central il y a encore 25 ans. Les communautés indigènes continuent d’être marginalisées et la situation reste tendue.