© KEYSTONE/AFP/EDUARDO SOTERAS

La guerre en Ukraine aggrave la famine dans le Sud

Crise alimentaire dans le sud mondial déclenchée par la guerre en Ukraine
PAR: Patrik Berlinger - 31 mars 2022
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Une fois de plus, une guerre nous montre que ses retombées causent des souffrances bien au-delà des champs de bataille. La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine aggrave la crise alimentaire dans de nombreux pays d’Afrique et du Proche-Orient. Outre l’engagement humanitaire, les efforts en matière de politique de développement pour une meilleure sécurité alimentaire constituent un autre levier destiné à éviter des conflits sociaux et de nouvelles guerres.

Après des années de recul, la faim gagne à nouveau du terrain à l’échelle mondiale. Selon l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), les raisons pour lesquelles le monde se trouve dans une situation critique sont multiples: dans de nombreux endroits, des conflits violents rendent impossibles la culture et la récolte, la transformation et le transport ainsi que l’approvisionnement et la commercialisation des denrées alimentaires.

À cela s’ajoutent les conséquences de plus en plus dramatiques du changement climatique: des températures plus élevées, des changements dans le régime des précipitations et des événements climatiques extrêmes plus fréquents, tels que les sécheresses et les crues soudaines, rendent la situation alimentaire de plus en plus précaire. En outre, la crise du coronavirus a une nouvelle fois accru la faim dans le monde. Comme si cela ne suffisait pas, l’attaque russe contre l’Ukraine, contraire au droit international, aggrave davantage la situation.

L’Ukraine et la Russie sont considérées comme les «greniers de l’Europe», voire du monde: ensemble, les deux pays couvrent environ 30% des besoins mondiaux en blé. Depuis des années, la Russie et l’Ukraine se classent parmi les principaux exportateurs de blé, de maïs, de colza et de graines et d’huile de tournesol.

Depuis le début de la guerre, la Russie a fortement réduit ses exportations de blé; l’Ukraine n’exporte plus rien afin de garantir l’approvisionnement sur son propre territoire. L’agriculture s’est effondrée particulièrement dans le nord du pays. Les paysannes et les paysans ne peuvent plus accéder à leurs champs, les engrais et le carburant manquent, les ouvriers agricoles fuient vers d’autres régions du pays ou sont enrôlés dans l’armée. Reste à savoir si le blé déjà semé pourra être récolté en été. De plus, les céréales de printemps et le maïs auraient dû être semés en mars. L’avenir dira ce qu’il en sera l’année prochaine.

Ce qui est en revanche certain, c’est l’importante dépendance de nombreux pays en développement vis-à-vis du blé russe et ukrainien. Selon la FAO, les exportations limitées pourraient entraîner une hausse des prix des denrées alimentaires et du fourrage sur le marché mondial allant jusqu’à 22% et atteindre ainsi le niveau le plus élevé jamais enregistré. Les souvenirs du printemps arabe refont surface, lorsque la hausse des prix des denrées alimentaires, notamment du pain, a entraîné des protestations généralisées dans les pays d’Afrique du Nord.

Le secrétaire général de l’ONU met en garde contre un «ouragan de famines»

Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a mis en garde avec insistance dès la mi-mars contre les conséquences de la guerre à l’échelle mondiale. Le grenier à pain est bombardé et un «ouragan de famines» menace. Compte tenu de la grande importance de l’Ukraine en tant qu’exportateur de denrées alimentaires, l’invasion est «également une attaque contre les personnes et les pays les plus vulnérables du monde». En effet, alors que dans les pays du Nord la hausse des prix des denrées alimentaires a une moindre incidence, dans les pays du Sud, la majeure partie des revenus est consacrée aux repas quotidiens.

Les 45 pays les moins développés du monde importaient au moins un tiers de leur blé depuis l’Ukraine ou la Russie, et 18 d’entre eux même plus de 50%. Il s’agit notamment de l’Égypte et du Congo, de la Libye et de la Somalie, du Soudan et du Yémen. Ce sont tous des pays qui dépendent déjà de l’aide humanitaire et de l’approvisionnement en denrées alimentaires, car des millions de personnes souffrent déjà massivement de la faim.

La guerre touche aussi des pays dans lesquels Helvetas mène des projets. À Madagascar par exemple, qui importe 75% de son blé de Russie et d’Ukraine, la situation alimentaire se détériore rapidement. Or, la population souffre déjà durement de sécheresses prolongées et d’événements météorologiques extrêmes liés au climat: au début de l’année, quatre ouragans ont balayé l’île en l’espace de quatre semaines.

En Tunisie, qui achète près de 40% de ses besoins en blé à l’Ukraine, les prix du blé augmentent de manière démesurée. Le président tunisien attribue la responsabilité de cette situation catastrophique à la guerre en Ukraine et à la spéculation alimentaire qui l’accompagne. L’endettement ne cessant d’augmenter, le gouvernement tunisien avait demandé une aide financière au Fonds monétaire international (FMI) avant même que la guerre n’éclate.

Le Liban, qui se procure 75% de son blé en Russie et surtout en Ukraine, cherche lui aussi désespérément d’autres exportateurs de blé, mais sans succès jusqu’à présent. Le gouvernement a lancé un appel à l’aide à la communauté internationale. Le pays craint désormais des rationnements et des hausses de prix considérables qui toucheraient de plein fouet une population déjà éprouvée.

Le Burkina Faso et le Mali, qui achètent respectivement plus de 30% et 25% de leur blé à la Russie, ressentent également les effets de cette guerre. En raison du changement climatique et du Covid-19, le nombre de personnes souffrant de la faim dans les pays de la région du Sahel était déjà dix fois plus élevé qu’en 2019, selon le Programme alimentaire mondial (PAM) de l’ONU, avant le début de la guerre en Ukraine. La baisse des importations et la hausse des prix vont encore aggraver la situation dans ces pays.

Enfin, la Corne de l’Afrique, où 13 millions de personnes souffrent déjà de la faim: l’Éthiopie importe environ 40% de son blé de Russie et d’Ukraine, le Kenya 30% et la Somalie plus de 90%. En 2022, jusqu’à 20 millions de personnes seront menacées rien que dans ces trois pays, prévient la FAO. Les responsables sont: le changement climatique et des conditions météorologiques extrêmes plus fréquentes telles que les sécheresses, les essaims de criquets qui détruisent les pâturages, le repli économique dû à la pandémie de Covid-19 – et le gouvernement russe.

Les leviers de la Suisse

La Suisse dispose de leviers politiques et de différentes possibilités pour soutenir les personnes et les pays concernés. Elle peut – comme alternative à l’augmentation du budget de l’armée – déployer son engagement humanitaire sur place et dans la région. Grâce à sa grande expérience, la Suisse peut renforcer ses efforts en matière de développement et de politique de paix et intensifier ceux visant à protéger les droits humains.

Pour éviter les famines prévisibles, le commerce des denrées alimentaires doit être réglementé au niveau international. Il est inacceptable que la spéculation sur les ressources alimentaires précaires aggrave les famines. Comme 80% des matières premières russes sont négociées à Genève, Lugano, Zurich et Zoug, la Suisse a une responsabilité à cet égard.

Enfin, la Suisse peut appliquer les sanctions de manière plus rigoureuse: contrairement à d’autres États, le Conseil fédéral et les politiques, les banques et les fiduciaires procèdent timidement. Sur des avoirs russes estimés à 200 milliards de francs, moins de 6 milliards ont été gelés jusqu’à présent. Des hommes et des femmes politiques, jusque dans le camp bourgeois, exigent désormais que davantage d’efforts soient déployés pour traquer les fonds des proches de Poutine qui ont été sanctionnés